Rémy Érard
Étudiant, HEI
Si l’Asie de l’Est est fréquemment présentée comme un «point crucial de fixation» des rivalités entre Pékin et Washington, elle est aussi marquée par de nombreuses tensions intrarégionales. Les démonstrations de force d’États en Mer de Chine orientale et en Mer de Chine du Sud, la militarisation des frontières sino-indiennes ou encore la course à l’armement en Asie du Sud-Est, attestent d’une hausse globale du niveau d’insécurité de la région, suscitée en partie par la montée en puissance de Pékin. Au regard des problématiques régionales de sécurité, certains acteurs s’organisent, comme c’est le cas de l’Inde et le Japon depuis la mise en place en 2006 d’un partenariat «stratégique et global».
En appliquant la théorie du «complexe régional de sécurité» à l’Asie, Barry Buzan et Ole Waever, en 2003, dépeignent cinq grandes tendances à l’œuvre qui contribuent à reconfigurer l’ordre géopolitique régional : «l’essor de la Chine, celui de l’Inde, l’affaiblissement des États-Unis, la conduite de luttes relatives à la définition d’une identité régionale asiatique et l’apparition de politiques de contrepoids opposés à la Chine» (Regions and Powers : The structure of International Security). De ce constat, serait né un supercomplexe tripolaire axé autour de la Chine, des États-Unis et de l’Inde. Cette perception est discutable, car si la Chine et les États-Unis sont indubitablement amenés à occuper des places stratégiques de premier plan en Asie, cela ne préjuge en rien qu’il en sera de même pour l’Inde. L’essor de l’Inde ainsi que le développement de son autonomie stratégique sont incertains et reposent sur sa capacité à maintenir une croissance économique forte. Pour l’heure, elle occupe une place de second rang sur la scène régionale et dépend plus, en réalité, du rôle stratégique que lui accordent des puissances comme les États-Unis ou le Japon. Néanmoins, le récent renforcement des relations bilatérales entre l’Inde et le Japon marque-t-il les prémices d’une reconfiguration géopolitique en Asie ? Les deux démocraties sont amenées à jouer un rôle croissant au sein d’une architecture régionale «élargie» aux régions de l’Asie de l’Est, de l’Asie du Sud-Est et du sous-continent indien.
Convergence d’intérêts entre l’Inde et le Japon
Une alliance au service du pragmatisme
Dès 2004, l’ancien Premier ministre indien Manmohan Singh et son homologue japonais Jun’ichirō Koizumi décident de mettre en place un comité d’étude bilatéral chargé de produire un rapport sur les bénéfices escomptés d’un partenariat économique. Présenté en 2006, le rapport souligne une complémentarité des économies japonaise et indienne, laissant entrevoir de grandes opportunités de gains mutuels. Chaque pays dispose d’avantages spécifiques que l’autre peut exploiter à des fins de développement. L’Inde, qui accuse un retard de développement du fait de carences en ressources financières, voit dans la puissance financière du Japon une alternative pouvant lui permettre de les combler. Le Japon, dont le marché du travail subit les pleins fouets d’une population décroissante et vieillissante, perçoit d’un bon œil le dynamisme d’une main d’œuvre indienne presque illimitée, bon marché, jeune et en partie qualifiée. De plus, l’émergence d’une classe moyenne indienne atteignant les 200 millions de personnes représente une véritable aubaine pour un Japon stagnant dont le marché domestique est limité et «mature».
Ces motivations économiques sont au cœur de la coopération bilatérale. Cependant, Tokyo et New Delhi mettent en scène d’autres facteurs, plus historiques, politiques, idéologiques et identitaires. Une «vision romantique» est adoptée par les leaders politiques afin de vanter les mérites d’un passé commun, fondé sur des connexions bouddhistes, depuis l’introduction au VIe siècle de ce dogme au Japon. Cette vision est pourtant contestable du fait de fortes distinctions culturelles entre les deux nations (langues, races, modèles de développement). En revanche, les arguments politiques avancés par les deux démocraties apparaissent plus légitimes. Si New Delhi et Tokyo fondent leur rapprochement sur un éventail commun de valeurs et de normes, il faut aussi y voir un geste politique à l’encontre des régimes semi-démocratiques ou autocratiques de la région. Sur la scène internationale, les deux nations partagent des buts communs: le Japon aspire à siéger aux côtés des grandes puissances et l’Inde à dépasser son statut de puissance subcontinentale.
Une alliance au service de la stabilisation d’une région
L’alliance indo-nippone procède d’une volonté partagée d’influer sur la définition du système de sécurité régionale. Cette volonté a une triple origine : l’absence d’architecture de sécurité régionale en Asie de l’Est, la congruence de certaines priorités de politiques étrangères des deux nations et le réseau d’alliés commun aux deux pays.
L’Asie de l’Est éprouve des difficultés à se structurer parce qu’elle peine à se définir et à trouver sa singularité au travers de limites géographiques fixes. Depuis les années 1960, le nombre d’organisations et de forums inter-gouvernementaux, servant essentiellement des buts économiques, ainsi que le nombre d’accords intra-régionaux et extra-régionaux n’ont cessé de croître, compromettant la lisibilité des relations entre les États de la région.
À partir des années 1990, la situation de la région se complexifie davantage à mesure que s’y engagent économiquement de plus en plus d’acteurs extra-régionaux, ou définis comme tel initialement. Cependant, si le processus d’intégration économique en Asie de l’Est s’intensifie depuis plusieurs décennies, le processus d’intégration politique peine à se mettre en place. En réalité, l’intégration politique de la région est polarisée autour d’importantes organisations intergouvernementales comme l’ASEAN en Asie du Sud-Est (1967), la SAARC en Asie du Sud (1983) ou encore l’Organisation de Coopération de Shanghai (2001) en Asie centrale. Un processus de régionalisation en Asie de l’Est reste difficilement envisageable en l’absence d’un régionalisme (Evans, 2005). Les principaux acteurs de la région comme le Japon, l’Inde et la Chine ne partagent pas de vision asianiste ou panasianiste commune. Alors que les premiers souhaitent une Communauté de l’Asie de l’Est, la Chine aspire dans les faits à établir un ordre qu’elle pourrait dominer. L’absence de système de sécurité régional devient alors l’un des épineux problèmes posés par la montée en puissance chinoise.
La rencontre d’intérêts respectifs «asianistes» en matière de politique étrangère est l’une des pierres angulaires de la coopération indo-nippone. Par la Look East policy, initiée au début des années 1990, puis l’Act East policy défendue par l’actuel Premier ministre indien Narendra Modi, l’Inde fait du rapprochement avec l’Asie de l’Est une priorité de politique étrangère. En contrepartie, à partir de 2009, agitant les spectres du déclin américain et de la montée en puissance chinoise, la classe dirigeante japonaise modernise son approche globale de sécurité. Tokyo souhaite alors diversifier ses alliés régionaux afin de se «doter d’un certain degré d’autonomie face aux États-Unis» (Kennedy, 1988). Washington, ayant fait de l’Inde et du Japon des pièces maitresses du système de sécurité régional américain, voit d’un bon œil le rapprochement indonippon. Bien que le Japon compose avec des contraintes constitutionnelles limitant son engagement stratégique dans la région, c’est sous la houlette du principe de «l’autodéfense collective» que s’amorce le partenariat. De plus, Tokyo et New Delhi disposent d’un réseau d’alliés communs, composé essentiellement de démocraties, qu’ils entendent bien exploiter en leur faveur. À partir de 2006, l’Inde et le Japon s’entendent sur le concept de la «diplomatie des arcs» qui renvoie à l’établissement de liens privilégiés avec la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Une alliance face à une menace
Tokyo et New Delhi sont confrontés à une menace commune qui remet en cause leur souveraineté territoriale. Les contentieux territoriaux vis-à-vis des îles Senkaku-shoto en mer de Chine Orientale et pour les régions himalayennes de l’Aksaï Chin et de l’Arunal Pradesh, font de la Chine un ennemi commun. L’attitude de plus en plus agressive adoptée par Pékin dans la région, combinée à son réseau d’alliés (Pakistan, Corée du Nord), effraie. La menace ne se situe pas uniquement aux frontières, mais concerne aussi l’ensemble des voies navigables reliant l’océan Indien à l’océan Pacifique. Le commerce et l’approvisionnement en énergie de la Chine, de l’Inde et du Japon dépendent de ces routes maritimes transocéaniques. La poursuite de leur développement économique ne peut se faire que par le biais d’un libre accès garanti de ces voies. Bien que le droit international garantisse la liberté de navigation à tous, certains États renforcent leur présence militaire aux pourtours de points stratégiques. Mais l’inquiétude principale est celle d’un contrôle chinois de l’océan Indien au travers d’un chapelet d’installations portuaires reliant l’île de Hong Kong à Port Soudan (stratégie du «collier de perles»). Si l’efficacité de ce dispositif est à nuancer, il n’en demeure pas moins que la menace de voir ces installations se métamorphoser en bases navales persiste. Et c’est en partie pour cela que l’Inde, à mesure que ses capacités militaires augmentent, renforce sa présence dans l’océan Indien. Moins bien positionné géographiquement, et au risque de réveiller le spectre d’un Japon impérialiste, Tokyo dans l’attente d’une «redistribution [en sa faveur] des cartes géostratégiques entre les puissances maritimes et eurasiatiques», appuie New Delhi.
Le partenariat «stratégique et global» indo-nippon
Pallier les menaces
Les deux nations ont fait de la sécurité maritime leur grande priorité. Une «diplomatie de type navale» caractérise la première étape du partenariat stratégique. L’adoption d’une Joint Declaration on Security Cooperation en 2008 ainsi que d’un plan d’action l’année suivante, marque les points d’ancrage d’une coordination de leurs politiques en matière de défense et sécurité. Ce dernier prévoit notamment le renforcement de la collaboration administrative (Dialogue 2+2), l’établissement de forums dédiés à la sécurité régionale (Maritime Security Dialogue) et la planification d’exercices militaires conjoints entre les Marines nationales (Annual Track 1.5 Strategic Dialogue). Depuis lors, la coopération bilatérale n’a cessé de progresser. En 2012, le Premier ministre Shinzo Abe en déplacement en Inde présente comme objectif premier «l’inter-opérationnalité des forces navales indiennes et japonaises». L’enjeu est alors double : la maitrise des voies maritimes (gardes-côtes) et la création d’une force de dissuasion (manœuvres militaires communes). Depuis 2007, les Marines indiennes et japonaises se rencontrent au cours des exercices militaires internationaux MALABAR et en 2012, Tokyo et New Delhi réalisent leurs premiers exercices militaires conjoints dans la baie de Sagami. Leurs gardes-côtes, quant à eux, effectuent annuellement des manœuvres, attestant des « capacités de lutte combinée de deux forces navales, notamment face à la piraterie maritime dans l’océan Indien ».
Pérenniser l’alliance
À partir des années 1990, les relations économiques entre l’Inde et le Japon souffrent d’un désintérêt réciproque pour le commerce bilatéral, ainsi que du refroidissement de leurs relations diplomatiques suite aux essais nucléaires indiens de 1998. De plus, alors que l’Inde affiche sa volonté de diversifier ses partenaires économiques et que l’économie japonaise stagne, la Chine prend une place de plus en plus prépondérante dans l’économie régionale. En 2006, alors que les deux nations entretiennent des relations économiques très poussées avec Pékin, une politique de contrepoids en vue d’un rééquilibrage s’amorce.
Pour répondre à ce défi, l’Inde et le Japon doivent jouer sur deux versants : favoriser le commerce bilatéral et accroître les investissements directs japonais en direction de l’Inde. Le principal obstacle au commerce bilatéral réside en la présence de barrières douanières et dans l’absence de réglementation commerciale, notamment en matière de normes sanitaires. En 2011, au prix d’âpres négociations, un accord de libre-échange est signé entre New Delhi et Tokyo, concernant plus de 94% des biens échangés. L’Inde et le Japon annoncent parallèlement une coopération sur l’exploitation de terres rares en réponse à la suspension des exportations chinoises vers le Japon. Si le commerce bilatéral a doublé entre 2005 et 2013, l’accord signé en 2011 ne rencontre cependant pas les effets escomptés. Il parait plus correct de souligner que l’accroissement quantitatif du commerce bilatéral indo-nippon, jusqu’à présent, dépend plus de la croissance indienne que des accords économiques bilatéraux.
De même, le Japon s’est illustré pendant plusieurs années comme un important pourvoyeur d’aide publique au développement (APD) en Inde. À partir de 2006, l’Inde affiche le souhait de voir cette APD se substituer à des investissements directs, car il lui est difficile de rembourser ces prêts sur le court terme. Les investissements directs japonais en direction de l’Inde sont à cette date douze fois inférieurs à ceux dirigés vers la Chine. Deux ans plus tard, les IDE japonais ont été multipliés par dix, atteignant plus de 540 milliards de yen. Avec la crise économique et financière de 2008, ce vent d’investissements est balayé, mais conserve un niveau bien supérieur à 2006. Parmi les grandes réalisations à noter à ce jour, six parcs industriels sont notamment en passe d’être achevés dans les provinces du Rajasthan, du Gujarat, du Mahārāshtra ou encore du Tamil Nadu. Le Japon finance deux corridors industriels entre New Delhi et Bombay, Chennai et Bengalore, divers projets de villes écologiques, ainsi que des grands projets d’infrastructures de transports comme le Diamond Quadrinal Project. Cependant, si la coopération économique croît rapidement entre l’Inde et le Japon, la Chine reste l’un de leur premier partenaire commercial respectif.
Conclusion
Face aux réalités économiques et aux enjeux géostratégiques, l’Inde et le Japon s’engagent sur de la voie de la coopération, dans le but de défendre des intérêts complémentaires et de peser davantage sur le plan régional et international. La montée en puissance de la Chine est perçue comme un facteur de déstabilisation régionale, mais aussi comme une source de menaces multiples et protéiformes. Il s’agira par conséquent d’analyser la réaction stratégique indonippone face à ce changement graduel dans l’équilibre des puissances. Entre une synergie d’intérêts propres et une politique de contrepoids face à la Chine, la frontière est parfois mince. Compte tenu du contexte sécuritaire, les deux nations agissent avec pragmatisme : le Japon est amené à reconsidérer le privilège de sa relation avec les États-Unis et l’Inde tend à abandonner la doctrine du non-alignement. Guidé par la quête de bénéfices mutuels, le partenariat progresse relativement rapidement et s’inscrit comme l’un des plus prometteurs au XXIe siècle.
Evans, Paul, 2005. «Between Regionalism and Regionalization: Policy Networks and the Nascent East Asian Institutional Identity», in T.J. Pempel, Remapping East Asia: The Construction of a Region. Ithaca (NY): Cornell University Press.
Kennedy, Paul, The Rise and Fall of the Great Powers, Vintage (1st Edition), 1988, 722 p
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