Les Philippines et la crise de Mindanao

Antoni Robert

Le 23 mai dernier, la ville philippine de Marawi a été assiégée par des groupes armés islamistes, prétendument en lien avec le soi-disant État islamique (EI). Située sur l’île Mindanao, au sud de l’archipel philippin, Marawi est désormais un champ de bataille urbain, où plusieurs citoyens se retrouvent pris au piège. D’ailleurs, le coloré président Rodrigo Duterte a récemment décrété la loi martiale à travers la région de Mindanao, ce qui n’est pas sans rappeler la dictature militaire de l’ancien président Ferdinand Marcos. Comment la situation a-t-elle autant dégénérée dans cet archipel asiatique?

Il existe plusieurs groupes islamistes radicaux aux Philippines, dont quatre qui ont prêté allégeance à l’EI pour ensuite s’allier les uns aux autres, mais deux d’entre eux sont prépondérants et ont directement affecté le cours des événements récents dans le sud de l’archipel.

Fondé en 1991, Abu Sayyaf prend ses racines de l’insurrection séparatiste des Philippines du Sud.  En effet, cette organisation s’est séparée du Front national de libération Moro (MNLF) dans le but d’établir un État islamique indépendant du reste des Philippines, dont la majorité de la population est catholique. Son fondateur, Abdurajak Abubakar Janjalani, a combattu en Afghanistan pendant l’invasion de l’URSS et y aurait rencontré Ben Laden. Le groupe a donc reçu du financement et de l’entraînement de la part d’al-Qaïda, avant que la majorité de ses factions ne prêtent allégeance à l’EI, dès 2014.  Le groupe djihadiste Abu Sayyaf est désormais connu pour ses attaques à la bombe – dont celle d’un traversier de Manille, qui a fait 116 morts – et ses enlèvements avec demande de rançon menant à l’exécution de plusieurs étrangers, dont deux Canadiens en 2016. Le leader d’Abu Sayyaf, Isnilon Totoni Hapilon, est d’ailleurs parmi les terroristes les plus recherchés par le FBI.

Le groupe Maute, autre membre principal de cette alliance de quatre groupes islamistes radicaux, a été fondé en 2012 par les frères Maute. Les frères Omar et Abdullah Maute ont étudié respectivement en Égypte et en Jordanie et s’associent fortement au salafisme et à l’idéologie djihadiste. Plusieurs experts croient d’ailleurs qu’ils possèdent beaucoup de liens avec l’EI à travers le Moyen-Orient, ce qui pourrait expliquer pourquoi le groupe possède un nombre considérable de combattants étrangers. Ils ont d’abord attiré l’attention nationale en attaquant une prison à Marawi et en libérant 23 prisonniers. En 2015, Maute a prêté allégeance à l’EI et a par la suite mené des attaques à la bombe, dont celle de Davao, la ville natale du président Duterte. Depuis l’année dernière, Maute a pris la ville de Butig par deux fois et le groupe armé est maintenant au coeur de l’action pour le siège de Marawi.

La crise actuelle a vraisemblablement dégénéré à la suite d’attaques de la part de Maute, dans le cadre d’opérations de vengeance. Effectivement, quelques jours avant le 23 mai dernier, les forces militaires philippines ont mené une intervention dans le but de capturer Isnilon Hapilon, mais celle-ci a échoué. En représailles, les combattants de Maute, aux côtés de ceux d’Abu Sayyaf, ont orchestré une série d’attaques et ont assiégé la ville de Marawi. Les militants islamistes ont notamment brûlé une église catholique, une prison et deux écoles, en plus d’occuper l’hôtel de ville, un hôpital, des ponts et l’université.

Alors en visite à Moscou, le président Duterte a écourté sa visite officielle et a déclaré la loi martiale pour l’ensemble de la région de Mindanao, à partir du 24 mai et ce, pour 60 jours. Il a par la suite affirmé que la loi martiale pourrait être étendue à l’ensemble du territoire, si cela était nécessaire, puisque les autorités craignaient que les islamistes pourraient éventuellement mener des attaques au nord du pays. La loi martiale remplace le gouvernement civil et laisse plus de latitude aux forces armées, notamment pour faciliter les arrestations et détentions. L’annonce de la possibilité d’étendre la loi martiale à l’ensemble du territoire a été fortement critiquée et certains législateurs philippins soulèvent le fait que d’autres mesures constitutionnelles, telles que l’état d’urgence, auraient pu être préalablement mises en place.

Ces dernières critiques ne sont pas prêtes d’ébranler le président Duterte, qui baigne fréquemment dans la controverse depuis son arrivée au pouvoir, il y a environ un an. Effectivement, le président mène ouvertement une guerre brutale contre le trafic de drogues dans son pays, en appelant les policiers et même les citoyens à éliminer quiconque qui serait en lien avec le trafic de stupéfiants. D’ailleurs, ces exécutions extrajudiciaires auraient fait jusqu’à 7000 morts selon des organisations telles qu’Amnesty International. La guerre menée par Duterte est ouvertement critiquée par plusieurs gouvernements occidentaux et des groupes de défense des droits de le personne. Plus récemment, Duterte y est allé d’une nouvelle déclaration très polémique, lorsqu’il a blagué qu’il serait responsable si, dans le cadre de la loi martiale, ses soldats violaient plus de deux femmes.

Jusqu’à maintenant, l’établissement de la loi martiale n’a vraisemblablement pas amélioré la situation à Marawi, où plus de 170 personnes, dont au moins 20 civils, auraient perdu la vie depuis le 24 mai. Un cessez-le-feu avait récemment été négocié par des parties intermédiaires, dans le but d’évacuer les derniers civils pris au piège, mais celui-ci n’a duré qu’une seule heure. On estime que 2000 citoyens se trouvent toujours coincés dans cette ville de 200 000 habitants. Les forces armées ont repris certaines zones de la ville, mais la majorité reste encore aux mains des groupes islamistes.

Depuis qu’il est en poste, le président philippin semble vouloir s’éloigner de Washington, allié traditionnel mais aussi l’ancien colonisateur, au bénéfice de Moscou et Pékin. Malgré tout, dans le cadre d’un programme d’aide à la lutte antiterroriste, les États-Unis ont annoncé, le 5 juin à Manille, un don de centaines de mitrailleuses, de fusils d’assaut et de lance-grenades. Les États-Unis et les Philippines sont liés par un traité de défense mutuelle depuis 1951, ce qui fait en sorte que Washington est le plus gros fournisseur d’armes de l’archipel. À la suite de ce don, Duterte s’est plaint en affirmant qu’il n’acceptera « plus d’équipements militaires d’occasion » de la part des Américains. Il a d’ailleurs demandé le soutien et l’aide de Moscou, dans le but d’obtenir des armes plus modernes.

Cela fait déjà plusieurs années que l’on retrouve des groupes locaux d’insurgés islamistes au sud des Philippines. Par contre, depuis que les principaux groupes ont prêté allégeance à l’EI, la lutte s’internationalise et elle attire beaucoup de combattants étrangers, qui proviennent principalement de l’Indonésie et de la Malaisie. Un certain nombre d’entre eux auraient déjà combattu dans les rangs de l’EI en Irak ou en Syrie. La région de l’Asie du Sud-Est est vulnérable à la propagation de l’EI, ce qui en fait une zone fertile pour l’idéologie du salafisme et du djihadisme. Voilà ce qui souligne spécifiquement l’enjeu de la crise de Mindanao, et d’une manière plus générale, l’expansion de l’idéologie djihadiste en Asie du Sud-Est.

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