Antoni Robert
À partir de Mossoul, deuxième plus grande ville d’Irak, le premier ministre irakien Haider al-Abadi a récemment annoncé la fin et l’échec « du faux État terroriste autoproclamé de Daech ». Toutefois, la reprise par les forces irakiennes de la Mosquée al-Nuri, d’où le « calife » Abou Bakr al-Baghdadi a déclaré le soi-disant État islamique en 2014, a-t-elle réellement marqué la fin du groupe État islamique (EI)?
Le 17 octobre 2016, l’assaut afin de récupérer Mossoul a été lancé par plus de 30 000 membres des forces fédérales irakiennes – armée, police et contre-terrorisme – avec des combattants Peshmergas, des milices chiites et l’aide des frappes de la coalition internationale anti-EI, menée par les États-Unis. En approximativement trois mois, ces forces ont réussi à reprendre la partie orientale de la ville, alors que la partie occidentale a été plus ardue à reconquérir.
En réalité, il semble d’abord important de relativiser les victoires gouvernementales à Mossoul, où des combats sporadiques continuent dans certains secteurs de la ville, selon les renseignements les plus récents. Contrairement à la déclaration du premier ministre irakien, la vieille ville n’est pas encore totalement « libérée », tandis que certains combattants djihadistes reculent progressivement vers les régions rurales avoisinantes. Selon Thomas Juneau, professeur de l’Université d’Ottawa spécialisé sur le Moyen-Orient, il faut remettre en perspective les propos d’al-Abadi dans le contexte de la politique intérieure irakienne, où sa position demeure instable et critiquée ; il tente donc de la solidifier en faisant de telles annonces. Néanmoins, il est vrai que la lutte militaire contre l’EI avance très bien. Depuis janvier 2016, le groupe armé a perdu plus de la moitié de son territoire en Syrie et en Irak (voir carte interactive), sa « capitale » irakienne, Mossoul, sera entièrement libérée d’ici peu et l’assaut contre sa capitale de facto syrienne, Raqqa, a été récemment lancé par une alliance de milices appelée les Forces démocratiques syriennes.
La chute imminente des principales villes tenues par l’EI, jumelée à la possible mort d’al-Baghdadi, annoncée par l’Observatoire syrien des droits de l’homme, accentuent la thèse de l’effondrement du groupe armé et de son proto-État. Le projet derrière l’émergence de l’EI – qui était de « contrôler un territoire et établir un État, le gérer, et accaparer les richesses qui en découlaient » – est désormais éclaté. Cependant, la région reste encore fertile à d’autres utopies de ce genre, puisque les racines du groupe, qui ont permis son émancipation fulgurante, sont toujours bien présentes en Syrie et en Irak, tandis que le mouvement s’est exporté à l’étranger.
Né des cendres d’Al-Qaïda en Irak à la suite de l’intervention américaine de 2003, l’EI est le fruit de la marginalisation des populations sunnites, dominées par la majorité chiite et le gouvernement de Nuri al-Maliki, l’ancien premier ministre qui gouvernait considérablement selon les lignes sectaires du pays. Les divisions politiques chaotiques qui ont facilité la montée en puissance de l’EI sont toujours bien présentes en Irak. D’ailleurs, le lieutenant-général Townsend, commandant des forces américaines en Irak et en Syrie, a lancé un message en affirmant que le moment était venu, pour tous les Irakiens, « to unite to ensure ISIS is defeated across the rest of Iraq and that the conditions that led to the rise of ISIS in Iraq are not allowed to return again« . L’organisation Human Rights Watch, quant à elle, rapporte que les divisions sectaires menacent toujours la vie politique du pays, puisque plusieurs sources affirment que certains membres des forces irakiennes et de milices chiites auraient sommairement exécuté plusieurs hommes sunnites qui fuyaient les combats de Mossoul.
En Syrie, où une guerre civile totale fait rage depuis six ans, le processus de reconstruction politique est encore plus défaillant qu’en Irak, voire inexistant, tandis que le sectarisme dicte l’allure du conflit et de l’état des forces en présence. De surcroît, la participation indéniable de plusieurs puissances étrangères éloigne encore plus le pays d’une quelconque réconciliation, et donc d’une reconstruction politique. Ainsi, selon cette perspective, l’insurrection sunnite conservera aussi énormément d’oxygène en Syrie, tant et aussi longtemps que l’aliénation de ces populations se fera sentir.
Dans un autre ordre d’idées, le groupe armé djihadiste est peut-être en déclin dans ses fiefs originels en Syrie et en Irak, mais l’idéologie et le projet qui le portent ont su s’exporter ailleurs dans le monde musulman. À ce jour, l’EI peut compter sur de nombreux groupes armés qui se sont affiliés à sa cause depuis 2014, soit en Libye, au Yémen, en Égypte, en Arabie Saoudite, au Nigéria (Boko Haram), en Afghanistan, au Pakistan, aux Philippines et possiblement dans la région du Caucase en Russie. Bien que ces affiliés soient généralement isolés et stagnant, ils réussissent tout de même à déstabiliser considérablement les régions dans lesquelles ils sévissent, en se greffant la plupart du temps aux crises politiques internes.
En plus d’avoir inspiré de nombreuses filiales à travers le monde, le pouvoir d’attraction du groupe djihadiste a été sans précédent en ce qui a trait au recrutement de combattants étrangers. En effet, en date de 2016, l’EI aurait recruté dans ses rangs jusqu’à 30 000 combattants provenant de plus de 86 pays, selon une étude du Soufan Group. Le renseignement américain mentionne même que le nombre de pays d’où les combattants proviennent pourrait atteindre la centaine. Ce phénomène est particulièrement problématique lorsqu’on considère que les combattants rentreront éventuellement dans leur pays d’origine, après avoir été directement exposés à la violence de la lutte armée et à l’idéologie du noyau dur du groupe djihadiste. D’ailleurs, avec la chute de Mossoul et celle de Raqqa qui approche, plusieurs observateurs commencent à signaler un éventuel retour de masse des combattants étrangers, en une sorte d’exode. Alors que les combattants les plus « dévoués » pourraient mener une résistance jusqu’à la toute fin, d’autres pourraient tenter de rejoindre de nouveaux terrains de djihad, par exemple au Yémen, en Libye, ou aux Philippines, tels des mercenaires. Pour le reste, ils risquent, un jour ou l’autre, de tenter de rentrer dans leur pays d’origine. Parmi ceux-ci, certains seront désillusionnés face au djihad, tandis que d’autres poseront un problème en lien avec la radicalisation de nouvelles recrues ou représenteront une menace en ce qui concerne le lone-wolf terrorism.
Par ailleurs, avec un nombre important d’attentats perpétrés en Occident au nom de l’EI, le retour des combattants étrangers peut laisser croire que ces événements se multiplieront avec la chute du « califat ». Néanmoins, comme le souligne Thomas Juneau, les attentats à grande échelle dirigés et organisés par l’EI, tels que ceux à Paris en 2015, risquent de disparaître en raison de l’affaiblissement du groupe armé en son centre, qui n’aura plus les moyens de lancer de telles opérations d’envergure. Les attaques inspirées par le groupe djihadiste, qui sont généralement menées à plus petite échelle par des loups solitaires, risquent toutefois de se poursuivre avec le retour des combattants étrangers.
En définitive, nul doute que le groupe armé État islamique, soit son centre originel en Irak et en Syrie, disparaîtra progressivement avec la chute de son « califat » autoproclamé. Par contre, son projet utopique, qui a marqué un tournant dans l’histoire du djihadisme contemporain, s’est répandu à travers le monde musulman et même au-delà. Nonobstant la mort annoncée de l’EI, ses nouvelles têtes, sous forme de filiales, perpétueront la déstabilisation dans leur zone d’influence, en profitant d’un environnement favorable créé par des crises et des contestations politiques. De plus, en ayant attiré et marqué des dizaines de milliers de combattants étrangers comme jamais auparavant, l’EI continuera à inspirer le djihadisme international sous toutes ses formes.
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